Le flou du peintre, le flou du photographe

Le flou du peintre n’est pas le flou du photographe

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Au xixes, alors que la photo apparaît, le flou désigne surtout une manière de peindre qui favorise la transparence en dissimulant les touches du pinceau.

La photographie s’approprie le terme, mais implique alors à cette époque presque toujours un défaut technique, un manque de netteté.

La notion de flou n’a cessé d’alimenter les débats techniques et esthétiques des peintres.

En 1857, deux opinions sur le flou dans la photographie s’affrontent :

– Une simple insuffisance technique.

– Le sacrifice des détails pour mettre l’accent sur les éléments prépondérants tout en estompant les parties secondaires.

Dans cet article, le portrait sera souvent pris pour exemple de comparaison entre peinture et photo. Le portrait était en effet essentiel dans la peinture des époques qui ont précédées la photo. La photographie s’y intéresse presque autant à ses débuts.

Le flou dans la peinture :

Le mot de flou apparaît dans la peinture au xviies pour exprimer la tendresse et la douceur (du lat. fluidus, fluide).

Les auteurs des siècles suivants emploient l’expression « peindre flou »  comme un contraire de « peindre durement, sèchement avec des lignes tranchées ».

Un pinceau flou permet d’éviter la dureté du passage de la lumière aux ombres et les contours tranchés durement ou trop fortement exprimés. Il adoucit les contours des formes pour permettre une transition progressive d’un ton à un autre. L’artiste balaye son œuvre d’un pinceau doux pour supprimer les traces visibles que le pinceau a pu laisser, unissant les tons dans un ensemble uni fondu.

Le mot désigne également une manière de peindre. On effleure la toile d’une caresse.

Loin de rompre la transparence de l’image, le flou renforce son illusion. Il ne se limite pas à un effet romantique qui se couperait de la réalité. Au contraire de la reproduction, il permet de s’en approcher et de la rendre plus vraisemblable en faisant oublier l’artifice du pinceau.

Le flou minimise les ruptures. Il permet à la peinture de s’approcher d’un idéal de représentation photographique indépendant de la main humaine.

Débarrassée de toute référence à l’action du peintre et au dispositif de représentation, l’œuvre peut donner l’illusion de montrer la réalité.

En estompant les touches, le flou rend la toile invisible et offre un accès direct à la scène représentée.

Léonard de Vinci affirmait que le style propre à chaque artiste devait se faire oublier pour permettre à l’œuvre une plus grande transitivité. Il avait donné au sfumato, ancêtre direct du flou, une fonction mimétique.

Le flou dans la photographie :

Au moment où la critique artistique de la photographie prend son essor à partir de 1840, le flou est encore attaché à la tradition picturale.

Puis le terme se teinte d’un nouveau sens technique photographique.

Dès son invention, la photographie est associée à la netteté qui devient sa caractéristique fondamentale. Elle s’oppose en cela à la toile picturale qui, par son contact direct avec la main et le pinceau de l’artiste, ne peut aspirer à une précision aussi franche.

La main de l’artiste n’est pas capable d’une correction microscopique. C’est heureux car les œuvres ne sont pas destinées à être vues sous un verre grossissant et l’effet général offre d’un point de vue artistique une netteté suffisante.

Incapable d’une exactitude idéale, la main de l’homme ne peut éviter une part de flou dans le rendu pictural. À l’inverse, la définition de la photographie se fonde sur un présupposé de netteté parfaite (dans la limite du cercle de confusion tout de même).

Son importance est telle que bien des critiques des débuts de la photo estiment qu’elle change  les normes de la représentation du réel, instaurant comme principe de base une exactitude irréprochable à laquelle les œuvres picturales seront comparées.

L’artiste devra dorénavant se frayer un chemin entre invraisemblance et excès de réalité.

D’abord associée principalement au monde scientifique, la photographie a souvent pour mission de représenter le monde avec une minutie que la main de l’homme ne peut atteindre, afin d’en permettre une connaissance approfondie.

En 1857, la Société française de photographie confirme la prédominance de la netteté affirmant que si quelques artistes ont trouvé dans le flou un certain charme, le plus grand nombre prétendant que la photographie n’a pas le droit d’employer de tels effets et qu’une netteté parfaite est une condition absolue.

Tendue vers la recherche de netteté irréprochable,  malgré quelques critiques d’un milieu artistique encore minoritaire, la photographie rencontre des obstacles : flous de bougé et de mise au point qui sont les principaux adversaires de l’exactitude photo.

– Le flou de bougé, provoqué par un temps de pose trop long, gêne le photographe en  recherche de l’instantané.

– La mise au point constitue le deuxième obstacle majeur

– On peut ajouter les imperfections de conception dans le compromis ou la qualité moindre des lentilles et de leur ajustement : légères déformations des objectifs qui ne permettent pas toujours d’obtenir une image uniformément nette dans le rapport définition/contraste + d’éventuelles déformations des lignes qui ne sont pas dues au point de vue du photographe (distorsion optique) + éventuel vignettage optique (assombrissement des bords et angles) + reflets dans les lentilles etc…

D’autres éléments comme l’éclairage, la situation météo, la qualité du papier ou de l’écran viennent également perturber la netteté de l’image.

Dès les années 1840, le terme de flou est utilisé pour qualifier sans distinction ces défaillances de netteté.

La précision des contours est comparée à « l’ondulation d’un mirage, ou un effet d’incendie ».

En 1862, le terme est définitivement entré dans le vocabulaire photo. On peut produire une netteté sélective en limitant la profondeur de champ : grande ouverture associée à un téléobjectif et à un capteur numérique de bonne dimension), mais un bon objectif doit pouvoir « compter les poils de barbe si l’opérateur a bien réglé la mise au point et que le modèle a bien posé ».

Un objectif médiocre ne fait jamais d’épreuves nettes.

Le mot de flou, dans la photographie, désigne un défaut technique et visuel qu’il n’impliquait pas dans la peinture.

SE PENCHER SUR LA QUESTION ET… SOYONS FLOUS !

Flou pictural et flou photographique : 

Du registre pictural et esthétique, qu’il n’abandonne pas pour autant, le terme passe dans le répertoire photo. On peut ainsi s’étonner de voir une distinction s’opérer entre le flou «pictural» et le flou «photographique» qui, malgré des aspects visuels communs, s’opposent dans leur rapport au réel et dans leur valeur esthétique.

Le flou pictural constitue une manière assumée et choisie par le peintre.

Le photographe produit soit du flou malgré lui pour des raisons techniques, soit un flou également assumé pour mettre en valeur l’élément principal net.

Le photographe se trouve placé dans des conditions bien différentes : il est lié à la réalité dans la composition.

Alors que dans la peinture le flou bien réalisé ne se fait pas remarquer, il doit au contraire être justifié en photographie par son excès de visibilité.

Si le flou permet de dissimuler les touches du peintre, il exacerbe au contraire le geste technique que le photographe cherche à dissimuler.

Le flou a ainsi un effet inverse dans la peinture et la photographie : il dissimule la technique picturale et renvoie au contraire la photographie à son fondement technique et donc à ses conditions de réalisation qui aiment se rapprocher du réel.

Dès son entrée dans le vocabulaire photographique, le flou se charge souvent d’une connotation négative qui l’oppose à la notion d’exactitude.

Du flou pictural dans la photographie :

Selon Eugène Delacroix, le daguerréotype constitue une copie fausse à force d’être exacte, le sacrifice des détails étant plus adapté au tirage papier.

Il est bien rare que nous regardions les traits d’une personne à une distance telle que nous en distinguions tous les détails, comme dans une photo.

Issu de la théorie picturale, le sacrifice des détails a pour principal objectif de permettre à la représentation de correspondre à la vision humaine qui fait le net sur un point central, laissant les parties environnantes dans un flou qui s’accentue en s’éloignant du point de focalisation.

L’œil n’a la liberté de voir tous les objets nets qu’en se fixant successivement sur chacun d’eux.

Pour ne pas dissiper le regard de l’observateur, l’artiste doit éliminer des détails pour concentrer l’attention sur le sujet central. Le sacrifice des détails se marie ainsi avec la notion de flou, car les deux partagent une même valeur mimétique, visant à rapprocher la représentation de la réalité de la vision humaine.

En photographie, le flou perd sa faculté mimétique, mais le sacrifice des détails conserve toute sa valeur.

Notre œil nous dit que, pour les vues d’ensemble, les détails s’effacent et se groupent en masse générale d’autant plus grande que nous nous éloignons davantage pour embrasser un plus grand espace.

Les premiers théoriciens du flou dans la photographie se retrouvent dans la situation paradoxale de se réclamer d’un flou pictural, mimétique et assumé par l’artiste.

La connotation négative du flou photographique à cette époque s’oppose à la persistance d’un flou pictural valable artistiquement.

Le respect de la douceur d’un bon portrait photo doit avoir le flou d’un dessin.

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Condensé et complété par Nicolas Le Clerc, d’après l’article de Pauline Martin en 2010 

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Petit article d’avril 2017  sur les flous photographiques : Le flou en photo ou cinéma

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